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  • Voyage

    Je suis parti il y a longtemps, sans véritable intention de revenir. Je me suis lancé à l’assaut de ce qu’il restait de ma vie, comme on se jette vers un horizon incertain. J’ai laissé derrière moi une famille adorée, des amis oubliés. Je ne croyais pas pouvoir revenir un jour. Je voulais m’oublier, effacer celui que j’avais été. Je voulais disparaître, devenir un inconnu dans un lieu inconnu.

    Pourtant, je t’ai abandonnée, toi, ma chérie, mon amour. Tu m’as tant manqué. Au début, j’ai donné des nouvelles, puis de moins en moins, jusqu’à ne plus en donner du tout. Chaque appel, chaque message me criait de faire demi-tour, de revenir. Mais une force en moi me poussait à avancer, toujours plus loin. Tout ce qui me reliait à mon passé a été abandonné, volé, déchiré, perdu.

    Je reviens aujourd’hui, mais ce n’est plus le même homme. Voudrez-vous encore de moi ?


    Le bar en face est toujours là. Il a changé de forme, de couleur, de personnel, de style, mais c’est toujours un bar. Je ne sais pas quel jour nous sommes, mais c’est une belle journée.

    Je suis parti avec un sac à dos, une petite tente, un sac de couchage, quelques vêtements et des affaires de toilette, une gamelle avec un réchaud, un panneau solaire avec batterie intégrée, un téléphone… et beaucoup d’illusions.

    Voyager, c’est s’illusionner sur la liberté, le bonheur, la découverte. Pourtant, la liberté, le bonheur et la découverte devraient exister dans le quotidien. Sans cela, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Finalement, le voyage n’apporte qu’une chose : l’éloignement, l’éloignement de ses racines.


    Je ne regrette pas d’être parti. Je n’ai pas fui, du moins je ne vous ai pas fuis. C’est moi que je ne supportais plus. J’avais peur de la mort, de la maladie, peur de devenir un poids, un fardeau pour toi, mon amour. Et cette peur me rongeait, me tuait plus sûrement que tout le reste.

    Au départ, j’avais un objectif : retourner dans le village de mes parents. Faire le voyage inverse du leur. Eux l’avaient fait en aveugle, en train, pour nous offrir un avenir à ma sœur, mon frère et moi, alors que nous n’étions même pas une idée. Moi, je le ferais à pied, pour les remercier.

    Je n’ai pas rempli ma part du contrat. J’ai été heureux, mais je n’ai pas eu la carrière qu’ils auraient souhaitée pour moi. C’est la vie. Vous m’avez aimé, et je vous ai aimés.

    Je voulais faire ce voyage comme d’autres font Compostelle. Mon champ d’étoiles, ce serait leur village. J’y verrais de mes yeux ce qu’ils n’avaient pas eu le temps ni l’envie de voir. Je voulais accomplir ce pèlerinage fort de ce que j’avais appris : travailler pour enrichir un patron ne sert à rien. L’être humain est fait pour bouger. La vie doit se reproduire, et nous devons mourir.

    Il est des choses essentielles à la vie, des choses qui la rendent agréable, et d’autres, inutiles. Merci à mes parents, merci à l’école, merci à la société : vous m’avez permis, à moi, fils de prolétaire — autrement dit, Personne, comme nous devrions tous l’être —, d’accéder à tout cela. Et s’il est un combat à mener, c’est celui de l’accès à la culture pour tous, un combat inséparable de ceux pour la liberté, l’égalité et la fraternité. Mais nos sociétés actuelle rêvent d’esclaves, de soumission et de rendement. Elles prônent : croire, obéir, combattre, voire « Travail, Famille, Patrie ».

    Je pense que vous pouvez être fiers de moi, parents. Ce que j’ai acquis, je l’ai acquis contre les courants bourgeois, contre les courants capitalistes.


    Un an après l’écriture de ce texte — car je dois le dire, je ne suis pas parti, ta décision ma chérie, je t’appelle encore ainsi excuse moi, m’en a empêché —, j’ajoute ceci : c’est toi, ma chérie, qui as inspiré l’idée de ce voyage. Le but est venu après, pour masquer la réalité pathétique. Je sentais, peut-être à tort, que nous nous éloignions. Je ne supportais plus d’attendre que tu aies envie de moi. J’aurais dû essayer de te donner envie, mais je n’en ai pas été capable. Je ne supportais plus la souffrance qui rongeait notre couple, la souffrance de l’attente, la souffrance de l’« obligation ». Tes mots après nos « réconciliations » me brisaient et me rendaient méprisable : « Je n’en ai pas envie », « Je n’éprouve rien ». Plus je me sentais méprisable, moins je m’aimais, et moins je m’aimais, plus j’étais insupportable.

    Je ne voulais pas d’une vie intime sans intimité, d’une vie où nous aurions partagé un lit comme des amis, comme tant de nos amis. Le sexe est le liant du couple, quoi qu’en dise notre société, qui ne veut plus d’amour que sous forme d’illusion ou de spectacle, où le sexe a disparu, repoussé dans des salles obscures et souvent honteuses. Le sexe, c’est la vie, c’est l’origine, c’est le moment où un couple peut expérimenter ce qu’il ne peut faire avec personne d’autre. Le sexe, c’est le moment où le couple fusionne pour ne devenir qu’un.

    Chez nous, le sexe était devenu, comme chez beaucoup — ce qui ne veut pas dire que c’est normal —, une tâche, vouée à disparaître. Et avec le sexe aurait disparu l’amour, comme il a disparu de certains des couples que nous côtoyons. Et je préfère que tu sois partie plutôt que de vivre avec toi comme eux, avec le lot d’évitement, de tromperie, de fuite et de frustrations.

    Tu retrouveras quelqu’un, sans doute. Je te le souhaite, même si cela me fera mal. Quelqu’un avec qui tu feras ce que tu ne voulais plus, ou plus du tout, faire avec moi. J’espère que tu trouveras l’amour, le vrai.

    Oui, on peut aimer sans faire l’amour, et faire l’amour sans aimer. Dans le premier cas, c’est proche de l’idolâtrie — et je t’aime, je ne t’idolâtre pas. Dans le second, c’est de la faiblesse, et tes mots ne disaient que cela.

    Je n’ai pas compris que tu avais besoin d’espace, besoin de te retrouver seule, avec ton fils, avec tes amis. Je me suis senti exclu. Alors, oui, je serais parti pour disparaître avec amour, pour te protéger de moi, de mes envies, de mes faiblesses, de mes doutes. Je serais parti, même et surtout si tu n’étais pas partie aussi brutalement. Je serais parti pour que tu n’aies pas à me quitter.

    Notre mal était ancien. Je ne saurais le dater, mais longtemps, nous avons réussi à le contenir. Et j’ai aimé ces petites choses du quotidien que tu m’as apprises, car elles n’existaient pas chez moi. Puis nous avons cessé de nous battre l’un pour l’autre, et nous avons commencé à nous battre, tout simplement.

    Je ne dis pas cela pour te reconquérir, même si je t’aime encore. Car l’amour d’un être étranger est plus beau que tous les amours obligatoires, comme l’amour filial, fussent-ils sincères. Je te remercie de m’avoir fait croire à cet amour, car un amour véritable ne peut cesser.

    En fait, je ne sais pas pourquoi j’ai ajouté ce chapitre. Je ne sais plus pourquoi, mais je sens que je devais le faire.